LA DOCTRINE ÉCONOMIQUE DE TRUMP-LE PROJET STARGATE

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Par Jonathan Durand Folco

Quelques mots sur la doctrine économique de Trump, le projet Stargate et la naissance du "techno-fascisme".

1. Outre les décrets de Trump touchant l'immigration, le bannissement des trans, la fermeture des frontières, le retrait de l'OMS et des Accords de Paris sur le climat, il ne faut pas oublier un élément central de sa stratégie économique et industrielle axée sur l'intelligence artificielle (IA).

2. L'un des premiers décrets de Trump qui a passé sous le radar a été d'annuler une mesure clé de Biden qui visait à encadrer l'industrie de l'IA. Ce décret adopté en 2023 obligeait les grandes entreprises du numérique à partager des informations et tests de sécurités en matière de systèmes algorithmiques avec le gouvernement fédéral. Biden avait alors créé le "US AI Safety Institute" opérant sous la supervision du ministère du Commerce, qui proposait des lignes directrices volontaires et des meilleures pratiques pour l’IA. Ce n'était pas parfait, mais tout cela vient d'être jeté à la poubelle.

3. Tout le monde le sait, tout le gratin de la Silicon Valley a été convié à la cérémonie d'assermentation de Trump: Mark Zuckerberg (Meta), Jeff Bezos (Amazon), Tim Cook (Apple), Sundar Pichai (Google), Sam Altman (OpenAI), Elon Musk (X), Peter Thiel (Palantir), etc. Ce virage trumpiste des milliardaires de la tech résulte en bonne partie du rejet de l'approche régulationniste de Biden (qui règlementait trop l'industrie et taxait trop les riches à leurs yeux), et la promesse de Trump d'une dérèglementation massive laissant le champ libre à l'industrie et l'innovation. C'est maintenant chose faite.

4. Trump a parallèlement nommé David Sacks comme conseiller spécial avec le titre honorifique de "crypto-AI czar". Ce "tsar" est un investisseur en capital risque proche la "mafia PayPal" (incluant Thiel et Musk), un crypto-enthousiaste, libertarien et ultra-conservateur, qui s'opposait déjà au multiculturalisme, au politiquement correct et à la discrimination positive dans les années 1990. Si Musk occupe beaucoup de place dans l'espace médiatique, il faut aussi suivre les multiples tech bros de l'ombre qui agissent de concert pour mettre la main sur la nouvelle administration Trump. La broligarchie a maintenant pris les commandes du pouvoir.

5. Non loin de là se trouve aussi Marc Andreessen qui passe une majeure de son temps en compagnie de Donald Trump depuis quelques mois. Andreessen est un milliardaire très influent dans le monde de la tech. Cet investisseur en capital risque a rédigé le "Techno-optimist manifesto" en octobre 2023. Il prône un accélérationnisme de droite décomplexée, citant le futuriste italien Marinetti (célèbre pour son adhésion au fascisme de Mussolini), rejetant férocement toute règlementation qui viendrait freiner l'innovation et le progrès technologique. Trump embrasse totalement l'idéal accélérationniste, expansionniste et techno-optimiste de ces élites.

6. Le grand projet industriel de Donald Trump se nomme Stargate. Le nom est évocateur, mythique, comme la plupart des noms de la Silicon Valley inspirés de la science-fiction: la porte des étoiles. 500 milliards de dollars US seront investis pour construire la plus grande infrastructure technologique au monde et propulser la prochaine génération de l'IA. Trump en a fait l'annonce hier, en compagnie des dirigeants d'OpenAI, Oracle (Cloud) et Softbank (fonds d'investissement japonais), qui promettent aussi d'injecter un autre 100 milliards $.

7. Comme je l'ai souvent répété, l'IA est d'abord une industrie extractive aux multiples ramifications basée sur l'extraction massive de données, d'électricité, d'eau, de minéraux, etc. L'infrastructure de l'IA repose sur des milliers de centres de données, des usines de semi-conducteurs, la création de centrales électriques, l'eau pour refroidir les serveurs, GPU et microprocesseurs. Suite aux récentes annonces de Trump, les marchés boursiers liés aux titres des grandes entreprises de l'IA (comme Nvdia) ont grimpé en flèche.

8. C'est une excellente nouvelle pour l'industrie numérique américaine, et une très mauvaise nouvelle pour l'environnement. Comme vous le savez, Trump a jeté à la poubelle les mesures de Joe Biden liées au Inflation Reduction Act (IRA) et autres projets visant une relance économique basée sur l'économie verte, les énergies propres, l'électrification des transports, les services sociaux, etc. La "croissance verte" est morte, mais nous avons maintenant affaire à une "croissance brune" axée sur l'exploitation massive du gaz, du pétrole et charbon. Le "Green New Deal" a été remplacé par le "Tech New Deal".

9. Certains spécialistes ont souligné que Trump n'avait pas besoin de décréter un "état d'urgence énergétique" pour relancer l'exploitation des énergies fossiles; mais il en aura besoin pour alimenter les centaines de data centers qu'il s'apprête à construire dans les prochaines années. Comme Trump est allergique à tout ce qui est "vert", cette infrastructure ne sera pas alimentée à l'éolienne ou à l'hydroélectricité: ce sera le gaz, le pétrole et le nucléaire qui nourriront cet ogre énergétique. Dans le milieu de la transition socio-écologique, on parle d'un scénario "Brown Tech" pour qualifier ce genre de trajectoire où la raréfaction des ressources s'accompagne d'une exacerbation des énergies sales et d'une gestion autoritaire des infrastructures.

10. Quatre raisons principales motivent Trump à emprunter cette politique industrielle: 1) garantir l'adhésion des élites économiques (chose faite) ; 2) restaurer une certaine "souveraineté économique" des États-Unis qui était devenu très dépendant de la Chine (et Taïwan) pour l'approvisionnement en semi-conducteurs et autres composantes industrielles essentielles à son économie et son secteur technologique ; 3) prendre de l'avance dans la "course aux armements technologiques" en rivalisant avec la Chine qui s'apprêtait effectivement à dépasser les États-Unis en matière de progrès technologique, cette rivalité géopolitique étant au coeur de la vision trumpiste ; 4) créer des centaines de milliers d'emplois sur plusieurs territoires clés des États-Unis, créant ainsi l'adhésion d'une partie de la classe ouvrière qui souhaite une réindustrialisation du pays. La Rust Belt et d'autres territoires désindustrialisés seront transformés en "AI Belt".

11. Il est remarquable à quel point le nationalisme économique de Trump (lié à son impérialisme, son rejet des institutions multilatérales et son protectionnisme agressif s'exprimant par des tarifs démesurés) ressemble sur plusieurs points à l'économie allemande sous le Troisième Reich. L'Allemagne sous Hitler misait non seulement sur "l'économie de guerre", mais sur l'autarcie, une relance rapide de l'industrie, une intervention forte de l'État compatible avec les intérêts de la classe capitaliste, le militarisme, l'approvisionnement en carburant, la prise en compte des besoins en matières premières pour l'industrie, la volonté de créer un "espace vital" (Lebensraum) amenant de forts désirs expansionnistes, dans un contexte de grave difficulté économique et d’inflation galopante. Je ne dis pas ici que la vision de Trump est équivalente à celle d'Hitler, mais les similarités entre ces deux formes de nationalismes économiques impérialistes sont assez frappantes.

12. Trump a parlé de la "destinée manifeste" (Manifest Destiny) dans son discours inaugural. Il s'agit d'un récit colonial lié à la conquête de l'Ouest américain au XIXe siècle, le désir de repousser la frontière toujours plus loin (lequel a occasionné le génocide des peuples autochtones qu'on oublie trop souvent). Trump utilise délibérément ce mythe puissant promettant de restaurer une grandeur nationale perdue. Outre sa dimension religieuse, romantique et réactionnaire, Trump combine cette vision avec un aspect modernisateur, futuriste, voire longtermiste. Il a évoqué la conquête de Mars dans son discours, et le projet Stargate évoque bien sûr la création d'une superintelligence artificielle. Wilhelm Reich disait déjà en 1933: "le fascisme n’est pas, comme on a tendance à le croire, un mouvement purement réactionnaire, mais il se présente comme un amalgame d’émotions révolutionnaires et de concepts sociaux réactionnaires".

13. Le projet Stargate incarne de façon exemplaire le projet économique du technofascisme: une infrastructure industrielle lourde au service d'une volonté de puissance sans limite, un ultra-nationalisme débridé, un projet géopolitique à la fois protectionniste et expansionniste, créant une alliance de classes entre les milliardaires de la tech et les classes populaires en soif de vengeance contre l'immigration, les minorités, les wokes et les élites libérales corrompues. Cette vision sombre, hiérarchique, technocratique, antidémocratique et accélérationniste, digne du Dark Enlightenment promu par le philosophe Nick Land et Curtis Yarvin (idéologue influent des cercles de droite de la Silicon Valley), se trouve enrobé d'une rhétorique techno-optimiste promettant l'abondance pour tous.

14. Voici quelques extraits du Techno-optimist manifesto d'Andreessen qu'il est important de relire suite à la victoire de Trump, d'autant plus que la broligarchie techno est maintenant aux commandes de la plus grande puissance mondiale:
"Our civilization was built on technology. Technology is the glory of human ambition and achievement, the spearhead of progress, and the realization of our potential.
We believe this is why our descendents will live in the stars.
Techno-Optimists believe that societies, like sharks, grow or die.
We believe growth is progress – leading to vitality, expansion of life, increasing knowledge, higher well being.
Combine technology and markets and you get what Nick Land has termed the techno-capital machine, the engine of perpetual material creation, growth, and abundance.
We believe in exploring and claiming the technological frontier.
We believe in the romance of technology, of industry. The eros of the train, the car, the electric light, the skyscraper. And the microchip, the neural network, the rocket, the split atom.
We believe in ambition, aggression, persistence, relentlessness – strength. We believe in bravery, in courage.
To paraphrase a manifesto of a different time and place: “Beauty exists only in struggle. There is no masterpiece that has not an aggressive character. Technology must be a violent assault on the forces of the unknown, to force them to bow before man.” (Marinetti).
We have enemies. Our present society has been subjected to a mass demoralization campaign for six decades – against technology and against life – under varying names like “existential risk”, “sustainability”, “ESG”, “Sustainable Development Goals”, “social responsibility”, “stakeholder capitalism”, “Precautionary Principle”, “trust and safety”, “tech ethics”, “risk management”, “de-growth”, “the limits of growth”.
We believe America and her allies should be strong and not weak. We believe national strength of liberal democracies flows from economic strength (financial power), cultural strength (soft power), and military strength (hard power). Economic, cultural, and military strength flow from technological strength. A technologically strong America is a force for good in a dangerous world. Technologically strong liberal democracies safeguard liberty and peace. Technologically weak liberal democracies lose to their autocratic rivals, making everyone worse off. We believe technology makes greatness more possible and more likely."

15. Ce discours aurait pu être exprimé par Andreeseen, Musk, Sacks, ou Trump. Le mouvement réactionnaire Make American Great Again fusionne avec le techno-futurisme de la Silicon Valley. C'est ainsi que naît le techno-fascisme.

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